05 Mai 2021

#Ena Zeda, la victoire des femmes … la défaite des hommes ?

 #Ena Zeda, la victoire des femmes … la défaite des hommes ?

Il est judicieux de rappeler, avant de vous embarquer dans cette lecture, que la perspective n’est pas binaire, elle n’est pas blanche ou noire, elle n’est pas si tranchée et surtout le rapport agresseur/agressé n’est pas souvent « genré ». Mais commençons plutôt par les bases … 

Le mouvement #MeToo et l'effet Weinstein ! 

Nous sommes, en effet, en 2007 lorsqu’une certaine Tarana Burke, fondatrice d'une association destinée à la jeunesse américaine, décide de lancer une campagne de sensibilisation baptisée « Me Too » dont l'objectif est de rassembler les personnes victimes de violences sexuelles, notamment « les personnes issues des minorités » et de leur offrir une plateforme d’échanges et de témoignages.  Et puis près d’une décennie après la création de cette plateforme, un certain 15 Octobre 2017, Alyssa Milano, une actrice américaine connue pour son rôle dans la série Charmed (Trilogie du Samedi Soir pour les moins jeunes d’entre vous) publie sur Twitter : « If you've been sexually harassed or assaulted, write « Me Too » as a reply to this tweet » / « Si vous avez été harcelé(e) ou sexuellement agressé(e), écrivez « Moi Aussi » en réponse à ce tweet ».  Ce tweet succède à l’enquête menée par deux grands médias américains New York Times et le New Yorker sur Harvey Weinstein, un producteur de cinéma américain de renommée internationale : il était en effet suspecté d’actes d’harcèlement sexuel, d’agression sexuelle et de viol à l’encontre de 93 femmes essentiellement issues du monde du spectacle. Une première et un fait inédit dans le cercle fermé qu’est Hollywood …  Et le mouvement #MeToo est né, s’est répandu de par le monde pour enfin émerger en Tunisie.   

#EnaZeda, une plateforme qui se veut « safe » … mais pour qui ?

En octobre 2019, le mouvement #EnaZeda (la déclinaison tunisienne de #MeToo) a vu le jour. Initialement porté par l’association Aswat Nissa, d’ores et déjà connu et reconnu pour son remarquable travail autour de la cause de la femme en Tunisie . Rapidement, le mouvement #EnaZeda s’est digitalisé avec le lancement d’une page Facebook éponyme comptant à ce jour une communauté de près de 80 000 abonnés. Selon les administrateurs, la page #EnaZeda a pour principal but de « créer un espace safe pour les victimes de violences sexuelles afin qu’elles puissent partager leurs témoignages et exorciser le mal-être et le traumatisme qu’elles ont vécu ».  Et puis au fil des années, cet espace, qui se voulait rassurant, participatif et novateur en Tunisie, s’est au fil des années transformé en un tribunal populaire, une scène de lynchage public, où certains sont parfois lecteurs, juges et bourreaux digitaux. Loin de nous l’idée de mettre en cause le caractère initialement noble et prometteur de cette initiative sociale mais #EnaZeda s’est en effet métamorphosée en une plateforme où captures d’écran, injures, dénigrement et jugements règnent en maîtres. 

Inconditionnelle solidarité féminine : une lointaine chimère ? 


« ونتي شمقعدك معا الرجال ؟ كاهاو عندوو غاريز ما فهمتش شبيك تتشكا توا » 


Au cours de l'investigation nécessaire à la rédaction de cet article, un constat pour le moins étonnant s’est révélé à nous : les bourreaux digitaux ne sont pas toujours ceux que nous pensons ! 

Dans une vidéo témoignage, une femme relatait les multiples agressions sexuelles subies de la part de son mari et une autre femme de l’audience digitale a jugé utile et pertinent de commenter : 

« اخيه اشنية هالحكاية احشم على روحك رجال تونس مش هكة انت كاذبة » / « C’est quoi cette histoire aie honte ! les hommes tunisiens ne sont pas comme ça c’est toi la menteuse »  Dans une autre, une jeune femme partageait de manière anonyme l’inceste dont elle avait été victime pendant des années et qu’elle a passé sous silence de peur des représailles … À ça une femme commentait :  « ونتي شمقعدك معا الرجال ؟ كاهاو عندوو غاريز ما فهمتش شبيك تتشكا توا » / « Pourquoi tu t’assois avec les hommes ? Il a juste eu une pulsion pourquoi tu t’en plains que maintenant » 


  « t7el seguik wou mba3ed to9til mleyka ? 3ad 5alitou wou tobit il rabbi sob7anou mouch 5ir ? »


Et le « triste » meilleur pour la fin, une femme victime de viol de la part d’un de ses voisins, à confesser l’avortement qu’elle a dû subir du fruit de ce traumatisme, à quoi une autre femme a répondu :  « t7el seguik wou mba3ed to9til mleyka ? 3ad 5alitou wou tobit il rabbi sob7anou mouch 5ir ? » / « tu as écarté les cuisses et après t’as décidé de tuer un ange ? t’auras dû le garder et te repentir à dieu le tout puissant ne serait-ce pas mieux ? » Ces commentaires à peine camouflés sont certes régis par l’article 31 de la Constitution de la République Tunisienne : « La liberté d’opinion, de pensée, d’expression, d’information et de publication sont garanties. » mais qu’en est-il de l’éthique, de la morale, de l’humanité même ? Des conséquences communément appelées « peur et auto censure » surtout quand il s’agit de commentaires faits par des femmes sur des femmes …Solidarité quand tu nous tiens ! 

Et les hommes dans tout ça : adversaires ou alliés silencieux ? 

Souvent invisibles, rarement loquaces sur ces sujets, ils n’en sont qu’(in)directement touchés par le mouvement #EnaZeda. Nous avons tenu à recueillir quelques réponses de différents hommes tunisiens sur leur perception du mouvement #EnaZeda :


 

 

Je n’ai jamais osé prendre la parole digitalement ou autre pour ne pas passer pour une « mauviette » mais c’est vrai que je ne cautionnais pas secrètement leurs propos.  » Samy 

 

 


Lotfi – 45 ans : « Je ne suis pas certain que #EnaZeda soit une victoire pour les femmes dès lors que rien n’a changé pour la condition des victimes, ni celles des agresseurs (…) Le mouvement américain a été fait pour que les gens puissent échanger en toute sécurité et surtout à l'abri des jugements. Ici, ils en ont fait des groupes secrets pour attaquer et diffamer sans permettre à la personne concernée de se défendre (…) Ce que je regrette avec ce mouvement c’est l’excès émotionnel sans investissement réel et efficace. Selon moi, il fallait mobiliser des juristes pour poursuivre les agresseurs quand ils sont identifiés et aussi se pencher sur les lois à abroger et les lois à proposer (…) J’ai deux amies qui ont été attaquées sans possibilité de se défendre. C’est pour cela que je parle de poursuites judiciaires afin de formaliser et se soumettre à la Justice. On ne peut pas faire des réseaux sociaux des tribunaux entre les mains de procureurs moraux auto proclamés. J’ai moi-même été attaqué quand j’ai souhaité apporter mon aide … » Samy – 22 ans : « J’ai découvert la page #EnaZeda un peu par hasard quand mes amis et voisins ont commencé à en parler pour montrer les témoignages qu’ils estimaient ahurissants, marrants, improbables, « hram » … Je m’y suis aventuré, j’ai scrollé par curiosité et j’ai lu quelques commentaires de la part de jeunes, que je connaissais parfois très bien, ces mêmes jeunes utilisant un langage que nous utilisions entre nous dans le quartier, pour parler à des femmes de l’âge de leurs sœurs, copines, mères … Je n’ai jamais osé prendre la parole digitalement ou autre pour ne pas passer pour une « mauviette » mais c’est vrai que je ne cautionnais pas secrètement leurs propos.  »

L’existence de la plateforme #EnaZeda est certes essentielle voire vitale dans de nombreuses circonstances, bien souvent passées sous silence pour diverses raisons (tabou, honte, peur, normalisation …). Elle devient néanmoins propice au lynchage à ciel ouvert, une plateforme où insultes et violences éditoriales sont banalisées et viralisées.

Il conviendrait, dans ce sens, de créer un débat autour des violences et agressions sexuelles faites aux femmes, des échanges alliant apaisement, entente, partage et compréhension et ce sans exclure les hommes. 

Ces violences en effet ne dépendent aucunement du genre ou de tout autre facteur social : que nous soyons parents, frères/sœurs, amis, voisins, collègues, lecteurs … nous serons tou(te)s complices silencieux si notre intention première n’est pas de proposer une oreille, un soutien, une aide juridique ou psychologique ou même un accompagnement pour les procédures judiciaires.

Parce que l’aide apportée n’est soumise à aucune condition, peu importe que nous soyons homme ou femme, il suffit juste d’être humain !

 

Rahma Chehata